Rencontre dans le maquis corse 2007 - Mth Peyrin (c)
Le Clos Fleuri, dimanche 15 mai, 22h...
Ma Paolinette, Salute !
Rien va* dis-tu, en trouvant des mots bien à toi au détour de ce titre de livre de Tommaso LANDOLFI dont j’entends parler dans mes vagabondages de librairie ou d’internet, notamment chez Sabine HUYNH dans son annotation sur le sommaire à la fin d'un livre de Linda LÊ :
Emprunté à Sabine
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau . Cela m’intrigue. C’est toujours étrange pour moi de voir se répéter un signe de présence d’auteur ou de livre en particulier sans que je le provoque consciemment. J’ai commandé le livre pour pouvoir en parler avec toi.
Mais tout livre, « convoqué » tu le sais, rebondit sur d’autres livres, indéfiniment, comme pour mieux se faire remplacer, peut-être même se faire oublier. C’est un processus effrayant et pourtant utile pour faire de la place aux suivants. « Faire place nette » disait Marguerite DURAS ... Mais certains s’accrochent plus que d’autres à nos mémoires, ils nous obligent à ralentir... pour mieux les « considérer ». Formulation que j’ai envie d’explorer et de remettre en pratique à mon tour dans notre correspondance.
Rien va, entendu aussi comme Rien ne va plus ... ou au contraire Rien... me va... ou... Rien le Rien comme désir profond de vacuité ou de refus total face au monde extérieur autant qu’intérieur.
Ne pas vouloir toucher le fond du vide en se résignant à faire disparaître tout ce qui n’est pas pensable ou acceptable.
Je comprends cependant que tu aspires à sortir de chez toi pour lire les paysages qui ont l’air de nous attendre très (trop) patiemment, je ne sais même pas s’ils nous regardent avec indifférence ou neutralité mais en tout cas, ils conjurent à notre insu, cette impression de bousculade que font ressentir partout les mots ajoutés aux mots, les signes ajoutés aux signes, depuis la nuit des temps, dans l’écriture transmise et montrée. La prolifération nourrit le désordre et la confusion. Nous sommes voué.e.s à prévoir sérieusement les tris et les vide-greniers perpétuels. Je comprends parfois que certaines personnes s’abstiennent de lire et en perdent totalement le plaisir. On le voit avec ce printemps décontaminé, des foules déferlent sur les rives de fleuves, envahissent tous les parcs, le nez en l’air, la peau dénudée, les gourdes d’eau et les files indiennes devant les premiers marchands de boissons glacées ou d’ice-cream. Il ne fait que 28 degrés à Lyon...
Généralement, le corps physique réclame de la permanence et un retour fiable des saisons palpables pour se sentir bien ou pas trop mal. La ritualisation de l’existence nous est indispensable comme trame de fond sur laquelle nous brodons nos petits exploits de vitalité. Nous sommes addictifs aux ritournelles et pourtant nous n’aimons ni la monotonie, ni l’absence de nouveauté qu’on appelle « fantaisie » dans la chanson de Bobi LAPOINTE. Mais ce n’est pas le sujet.
Tu m’avais parlé de ton intérêt pour les lichens, et cela m’émeut. Je les associe immédiatement, pardonne-moi, aux fleurs de cimetière, je n’ai pas osé te le dire l’autre jour, je songeais à ces taches qu’on voit sur les vieilles peaux humaines, mais aussi à ces lichens, virant à l’orange et gris pâle sur les tombes en pierre non polie. Le marbre y résiste, sauf aux jointures pour les dalles qui se déplacent discrètement. J’ai une fascination un peu morbide ( je me soigne) pour les tombes des cimetières à l’ancienne. Sans doute une persistante quête des origines. Je n’aime pas les clapiers à urnes qu’on voit maintenant, où le souvenir des morts est réduit à peau de chagrin, heureusement on peut y mettre des portraits, il ne faut pas s’en priver. Le visage aimé est ce qui est le plus précieux à sauvegarder avec la voix qu’on a parfois du mal à réentendre sur les enregistrements vidéos et sonores. Mais désormais, dans nos contrées, toute l’ascendance est perdue ou dispersée. Elle subsiste pathétiquement, dans ces mausolées de famille plus ou moins fortunée, où se lisent des épitaphes muettes sous les noms de disparu.e.s. Ce n’est pas très gai ce que je te raconte. Mais pour moi c’est important. Les êtres sans sépulture nominative sont des êtres doublement sacrifiés. Je pense à mon oncle maternel, STO mort en déportation après sa seconde évasion, à sa mère mise dans une fosse commune... et à tous ceux et celles qui sont enseveli.e.s sous des bombardements ou mélangés dans des charniers de guerre. Tout cela me remue profondément, me rend nauséeuse et coléreuse. L’injustice s’octroie des emprises abominables, même dans la mort. Il faut un lieu symbolique de mémoire, quelque part, pour tout être vivant. Je crois utile de ralentir et de sacraliser le souvenir du moment où ils quittent nos maisons, même sans religion. J’écris cela pour te dire que je garde un souvenir puissant de ces tombes corses disséminées dans le maquis, enluminées dans leur blancheur méditerranéenne bien entretenue, que toi et Yves nous aviez fait découvrir. Nous ne les aurions jamais trouvées sans vous. Elles m’avaient beaucoup impressionnée. A cette époque Yves marchait déjà difficilement, avec sa magnifique canne à pommeau et son beau chapeau élégant, je revois son sourire et j’entends tes joyeux cours de botanique...Nostalgie encore...

Le culte et le respect des morts fait partie de mes préoccupations. Cela ne fait qu’empirer. J’imagine que c’est de ma propre mort et de celle des gens que j’aime dont je me rapproche avec curiosité et effroi. Je sais qu’il faut s’y préparer et que personne n’est jamais prêt.e. Nos deuils plus ou moins récents et toute l’ambiance pandémique n’a fait que noircir l’horizon. Mais y penser ne fait pas mourir plus vite, sauf situation extrême de chaos guerrier ou de maladie foudroyante, c’est pourquoi je n’ai pas d’appréhension personnelle pour l’instant, même si je ressens désormais une fragilité émotive à ce propos. Je sais qu’elle viendra à un moment ou à un autre, que j’en serai probablement étonnée, je me dirai : déjà ? Et comme l’ami Charles JULIET dans l’un de ses poèmes, je me demanderai si je saurais y faire face...
Nous sommes plus solides que nous ne le pensons. C’est sans doute la bonne nouvelle déconcertante du jour. Tu démentiras peut-être ?
Je voulais rappeler au passage que le livre « D’où venu ? » est une biographie de Charles JULIET écrite par Anne LAURICELLA, elle avait pas mal galéré pour réunir les éléments. Il n’a jamais aimé la pleine lumière ni se dévoiler autrement que par son journal et ses poèmes. Il a laissé faire... « ni attraction, ni répulsion » selon ses principes de sagesse ancienne. Ce livre a donc le mérite d’exister à côté de l’œuvre et je le trouve passionnant. Jean-Pierre SIMEON est sans doute celui qui a le mieux compris l’œuvre et l’homme en gardant ses distances malgré une amitié indéfectible, il n’est donc pas surprenant qu’il ait préfacé le livre d’Anne, avec « l’ embarras » d’avoir à « gloser » autour précisément, de l’œuvre et de l’homme, après avoir rédigé, un an plus tôt, une magistrale préface dans à La conquête dans l’obscur ( référence à St Jean de la Croix), portrait de Charles JULIET édité chez Jean-Michel PLACE . Il l’a reprise dans le Gallimard / Poésie Pour plus de lumière en 2020. Charles n’a jamais aimé se relire, ce sont les autres qui le font, avec crainte et modération ; lui n’en voit pas l’utilité, sauf par obligation pour les rééditions. L’hypothèse explicative serait que son écriture provient tellement de la même source, du ressassement fertile et de la précision minutieuse des mots, qu’il n’a pas besoin de vérifier ni de se complaire personnellement dans ses textes. Il a voulu « éradiquer le moi ». Il a toujours préféré écouter les histoires des autres. Ce détachement parfaitement sincère que le vieillissement renforce, manifestement, n’est pas sans troubler, mais il a ses raisons inamovibles. Il y a beaucoup à apprendre de cette trajectoire d’écriture publiée pourtant classique chez celles et ceux qui, comme lui, en font leur seule occupation, d’emblée et souvent après des accidents de vie. Il me semble qu’une écriture plus tardive ou plus intermittente autorise moins ce cheminement rétrospectif comme si le temps manquait pour construire la fameuse « maison basse » dont il parle, et qui m’a souvent fait fantasmer. La recherche du dépouillement et de la nudité dans le propos est une quête exigeante et difficile. Il ne faut pas confondre simplicité et simplisme en littérature. Il en est un exemple évident. Il se situe aux antipodes de la naïveté et du sentimentalisme.
Tu vois, ma douce, où tes lichens et leurs cousines les mousses des bois, m’entrainent. Mais sans doute t’y intéresses-tu pour des motifs plus écologiques, scientifiques ou esthétiques. Je me souviens en avoir volontiers photographié à chaque fois que j’en rencontrais sur des murets de sentiers et sur de veilles bâtisses plus ou moins abandonnées. La Nature est peintre sans le savoir. Au soleil, leurs formes sont prodigieuses, à l’ombre, dans l’humidité, elles rejoignent les arbres en caressant leurs pieds et leurs branches. J’apprends qu’elles sont invasculaires et qu’elles se débrouillent sans racine, ni tige, ni feuilles... Ce sont des espèces végétales utiles.

Le livre idéal ou le poème réussi est-il un lichen ?
Ces traces que tu aspires
à laisser
qu’elles disent à ceux
qui continuent la chaîne
que tu as œuvré avec le désir
de leur remettre
plus que tu n’avais reçu
[...]
tu cours tu cours
persuadé
que réside là-bas
ce qui pourrait
te rassasier
mais à peine
approches-tu
de cet ailleurs
qu’il te faut
coûte que coûte
atteindre
c’est la déception
sache demeurer
là où tu es
endure le temps
consacre-toi
à monter les murs
de ta maison
[...]
Rien ne s’annonce
mon silence est muet
mais je demeure en attente
près à capter ce qui va sourdre
soudain des mots
surgissent s’assemblent
et lentement
au profond de la nuit
les murs s’élèvent
une maison basse et retirée
où chantonne
en permanence le vivifiant
murmure de la source
où celui qui s’est perdu
pourra venir se rejoindre
retrouver son visage
renouer avec son sang
Charles Juliet, A VOIX BASSE , 1997,
P.O.L, p.46, 104,119
Mais tu en sais plus que moi. Tu me diras ce que tu as vu dans tes futures promenades. De mon côté, j’y ferai davantage attention sans toujours aller les chercher dans les cimetières.
Je repense brusquement à deux de tes recueils que je relis et relie entre eux. Puisqu’il est question de mémoire... en supposant que ce poème ne soit pas celui de Stephan Causse, ton co-auteur du Rendez-vous à l’arbre bruyère édité chez Al Manar avec ces belles traces bleues de Caroline François-Rubino. Tu m’as dit au téléphone que ce livre ne s’était pas bien vendu. C’est pourtant un ensemble réussi et porteur d’harmonie lisible. Faut-il porter et colporter davantage de bouche à oreille de tels ouvrages, pour les rendre visibles, même à retardement ?
Quoiqu’il en soit voici le poème qui m’est venu sous les yeux à la page 33 :
mémoire sans jadis
tenter de rejoindre
est impossible
jamais ventre maternel
ne répondra
à notre soif
glisser dans l’inconnu
d’un hors-temps
sans tâtonner
vers des rives insolubles
marcher dans le soleil
des printemps
qui s’évadent
notre seul recours
chemin de tendresse
auréolé
de douceur
Et puis aussi celui-ci, tiré de Lalla ou le chant des sables livre d’artiste en édition limitée par Terre de Femmes que vous avez mis dans un bel écrin de papier Rives tradition Vélin blanc écru en 2008, avec ce magnifique frontispice miniature de votre ami photographe et architecte Guidu Antonietti di Cinarca.
Je te retranscris un extrait, pour le plaisir, et peut-être pour en savoir davantage sur ce petit livre. Comment est-il né ? J’aurais du te poser la question à l’époque, mais c’était compliqué, le contexte ne s’y prêtait pas.
Le désir du désert avait repris la jeune femme, et elle sentait en elle une ardeur inconnue qui la poussait au-delà, toujours plus au-delà d’elle-même et de ses propres forces. Elle se mit à fredonner un air. Il lui semblait que les notes guidaient sa marche. Peu à peu elle fut prise de l’impression que chacun de ses pas s’inscrivait sur une portée, que chaque grain de sable expulsait un soupir, que le moindre crissement sous ses semelles de corde lui arrachait une larme de deuil. Elle se surprit à fredonner de tendres lallations de son enfance. Lalla se berçait dans son chant et son chant berçait sa marche. Elle avançait droit devant elle sans plus s’inquiéter ni des vapeurs denses qui surgissaient en tourbillons ni des volutes dorées qu’elle croyait voir surgir par moment à ras de terre, et s’évanouissaient sur l’horizon. Lalla avait entendu parler de la cruauté des mirages. Peu nombreux étaient ceux qui revenaient indemnes de leurs illusions. Mais Lalla acceptait de ne pas revenir. Elle savait que d’erg en erg, de pas en pas, de grain de sable en grain de sable, elle allait se dissoudre d’un moment à l’autre dans l’absence. L’exaltante figure du non-être dépliait ses formes mouvantes, calquées sur les courbes imprévues de l’horizon ou au contraire conformes aux aspérités sombres de son cœur. Exaltante ? se surprit-elle à penser, comme se reprochant soudain cet excès d’émotion. Il ne fallait plus y songer. De cela aussi il fallait se dépendre. Elle revint à ses lallations, sûre que de cette voix profonde qui montait d’elle monterait aussi la force de son ultime détachement. Lalla marcha ainsi longtemps sans plus se préoccuper de la couleur des pierres ni du sifflement imprévu du serpent des sables que sa marche avait dérangé du sommeil. Le soir venu, elle se laissa couler à bout de forces le long d’un arganier. Elle se roula dans ses voiles et sombra aussitôt dans le sommeil.
Angèle Paoli, Lalla ou le chant des sables, p.30-32
Je t’offre en contre-chant ce vieux poème écrit au moment où je commençais à m’autoriser à mettre des mots sur mon désir d’écrire. C’est un poème surgi de ma tête comme ce serpent dérangé dont tu parles. Je l’avais mis dans mon recueil numérique Rétrospectives Alliances [Poèmes 1995-1999] sur Calaméo.
Vouloir écrire
Vouloir écrire
Comme vouloir s'en aller
dans le désert
emportant avec soi
ses souvenirs usés
et puis quelques réserves
réserves d'eau croit-on
nourriture frugale
éclectiques objets
pour la survie sommaire
solide toile rêche
pour les nuits noir-glacé
Savoir bien à l'avance
ne compter que sur soi
la bonne prévoyance
le supposé savoir
Toujours la même soif
anticipée cruelle
éminemment réelle
redoutée et trompée
Toujours la même peur
du vide et de mourir
trop tôt
dans un effroi sauvage
et l'exil pitoyable
d'un verdict annoncé
Je dirais un peu même
et quasiment
auto-proclamé
Sauf à
ne traverser
que de faux déserts
Oui, nos écritures ont des choses à se dire.
Oui, tes lectures et les miennes sont des continents très peuplés et je crois qu’il est bon de nous laisser dériver sans crainte entre les deux, ne nous posons pas trop de questions. Laissons venir le chant partagé. J’aime rêver autour des titres, des thèmes, des trajectoires de vies. Tu es très proche de la littérature italienne et de la poésie contemporaine. Je reste attachée aux livres qui parlent de la vie des gens ordinaires, j’aime écrire dans « la pâte humaine » comme mon ami disparu André ROUMIEUX , dont j’ai dû te parler à plusieurs reprises, j’aime m’approcher avec empathie de leurs comportements et de leurs pensées aux prises avec la vie et le métier (La littérature prolétarienne telle que la concevait Henry Poulaille).
Je m’intéresse peu à ce qui est de l’ordre du divertissement en littérature. Je n’ai pas de temps à perdre. La vie est trop courte, j’aime aller à l’essentiel, à l’émotion inattendue.
Pour te faire rire, et te donner un exemple, j’ai fait un petit discours à une cerbère de la Fnac qui tenait à contrôler mes achats à la sortie (presque une insulte pour une cliente aussi fidèle que moi depuis des années, je n’ai jamais piqué un seul livre dans une librairie quelle qu’elle soit). Moi : Ah ! Je savais que vous alliez me contrôler (ça ne sonnait pourtant pas !), vous êtes un cerbère, mais vous avez une belle cravate bleue, alors je m’exécute...Elle se dit flattée (personne ne m’a jamais fait de compliment sur ma cravate !) mais elle ajoute qu’elle ne connaît pas le mot « cerbère », alors je le lui explique, les gens sourient autour, je me marre. Elle fait tout de même son cirque, avec le ticket, son regard explorant longuement, mais de loin le fond de mon sac FNAC (elle n’a pas le droit de mettre les mains dedans), c’est à mon tour de sourire, elle n’a rien d’un rayon laser... Je referme mon sac, remballe avec prestance mon agacement, et lui déclame avec emphase surjouée : Madame, vous m’avez fait perdre cinq minutes de ma vie ! J’emporte avec moi sa stupéfaction comme une compensation que je savoure encore. Elle m’a répondu que la prochaine fois, elle ne m’arrêterait pas !
Je n’aime plus la ville et cette suspicion permanente des temples à fric.
Revenons à toi et à ta lettre, c’est à ton tour de me parler de tes lectures :
Antonella Anedda et Elisa Biagini : La poesia come ossigeno. Passionnant. Je relis Pessoa, le sublime Gardeur de troupeaux. Je lis Pierre Péju, sa trilogie d’Effractions. Je vais lire, bientôt, Florence Delay : Il n’y avait pas de cheval sur le chemin de Damas. Et puis Annie Ernaux, qui pour le moment se cache sous ma pile. Puis le Haute Mer que Cécile Wajsbrot vient de ...
Ce sont encore des terres de lecture fertile, pour autant je ne vais pas toutes les labourer avec toi. Nous avons déjà trop de livres chez nous et doubler nos bibliothèques serait remplir un puits sans fond ou le nouveau trou noir de la Galaxie M 87. Je voudrais rester au bord de tes champs de lecture et musarder pour te saluer, grâce à ces fameux ricochets en jouant sur le hasard et l’intuition. Il faut que je choisisse soigneusement mes galets. Je ne vais donc pas quitter tout de suite Jean-Bertrand PONTALIS, dans ELLES, je relève pour toi ce passage qui résonne bien avec l’esprit de notre échange
Inventaire ante mortem
Il est parvenu à un âge où il ne peut plus faire grande confiance à sa mémoire. Il redoute que, le temps passant – et comme il s’accélère quand on vieillit ! - un jour efface l’autre et, en l’effaçant, soit le prélude à son propre effacement.
Alors il note, sur un carnet prévu à cet usage, tout, il n’ose pas dire : ce qui lui est arrivé – car il ne lui arrive plus grand-chose à ce vieil homme qui aimerait tant ne pas être trop éloigné de sa jeunesse fiévreuse, de son enfance chérie -, il note les livres qu’il a lus, les films que de temps à autre il va voir, les adresses des restaurants recommandés par les journaux, peut-être s’y rendra-t-il un soir, mais, seul, ce n’est pas bien réjouissant.
Cet homme est un de mes anciens professeurs. Il m’a beaucoup appris et surtout m’a transmis le goût qui ne m’a pas quitté de la littérature. Je lui suis resté fidèle et vais assez souvent lui rendre visite rue Férou.
La dernière fois que je l’ai vu, il y a une vingtaine d’années de cela – je dois avoir aujourd’hui à peu près l’âge qui était le sien à l’époque -, il fit allusion à ses carnets : « J’y consigne je ne dirais pas ce que j’ai fait de mes journées, car, depuis ma retraite, j’appartiens au sens propre du terme, à la population des inactifs et, depuis le décès de mon épouse, j’ai perdu le goût des voyages. Eh oui, cher ami, je suis devenu affreusement sédentaire. Alors je fais la recension de mes lectures et de mes relectures ; les livres, ce sont mes voyages à moi, les mille vies que je n’ai pas vécues, les pays, les continents où je ne me suis pas aventuré. Certains jours , je n’en suis pas bien fier, il m’arrive de noter simplement la température ambiante, la couleur du ciel.
Je ne sais pas à quoi peut correspondre ce qu’il faut bien appeler une manie. Peut-être au souhait de laisser des traces, même dérisoires, de mon passage sur terre. Mais je ne me fais pas d’illusions : mes carnets, qui s’empilent désormais dans le tiroir de mon bureau, ce bureau où il y a bien longtemps je corrigeais vos copies, mon jeune ami, ces carnets iront tout droit, vite fait, dans la poubelle. »
Il n’était pas de ces hommes qui trouvent plaisir dans la plainte et vous donne une furieuse envie de les fuir. Il n’exprimait pas non plus de regrets, ne cédait pas à quelque nostalgie, il se bornait à constater son état présent, sans tristesse apparente. C’était moi qu’il attristait.
Ce qu’il avait confié à propos de ses carnets m’évoquait ces inventaires de meubles, d’objets de vaisselle – surtout ne rien oublier – établis au moment des successions. Mais à lui, mon vieux professeur, personne ne succéderait.
Ces mots de J.B. PONTALIS me percutent intimement. Ils me font penser à la question de la place de la littérature et des rencontres qui l’ont construite sans que la conscience de ce processus soit véritablement connue et mentalisée, même a posteriori. Il peut en découler dans certains cas, plutôt rares, une amitié réciproque, emplie de souvenance, abritant une déférence, une admiration, mais aussi une sensation intermittente de perte de vue et d’inexorable dissolution. Les sentiments des survivants sont comme une écume palpable mais qui se délite entre les doigts. Chaque génération efface l’autre sans le vouloir. Toi qui as été professeur de français et d’italien, tu connais ce rapport de transmission si incertain et temporaire. La plupart du temps, l’asymétrie n’est jamais dépassée et une légende s’installe. Les élèves ou étudiant.e.s se rappellent très bien de l’impact de tel ou tel professeur, mais la réciproque n’est pas systématique. Tout se noie dans la multitude et l’impossibilité d’accorder une attention plénière à chaque personne.
Je vois que ma lettre s’allonge et je n’ai pas répondu point par point à ta bonne lettre. Je vais terminer avec Fernando PESSOA puisque j’ai son troupeau de poèmes sous la main. Je voudrais que cette lettre te parvienne demain.
IX
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et avec les oreilles
et avec les mains et avec les pieds
et avec le nez et avec la bouche.
Penser une fleur c’est la voir et la respirer
et manger un fruit c’est en savoir le sens.
C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
je me sens triste d’en jouir à ce point,
et couche de tout mon long dans l’herbe,
et ferme mes yeux brûlants,
je sens tout mon corps couché dans la réalité,
je sais la vérité et je suis heureux.
XXV
Les bulles de savon que cet enfant
s’amuse à tirer de son chalumeau
sont dans leur translucidité toute une philosophie.
claires, inutiles et transitoires comme la Nature,
amies des yeux comme les choses,
elles sont ce qu’elles sont,
avec une précision rondelette et aérienne,
et nul, même pas l’enfant qui les abandonne
ne prétend qu’elles sont plus que ce qu’elles paraissent.
Certaines se voient à peine dans l’air lumineux.
Elles sont comme la brise qui passe, et qui touche à peine
les fleurs
et dont nous savons qu’elle passe, simplement
parce que quelque chose en nous s’allège
et accepte tout plus nettement.
Fernando PESSOA, Le Gardeur de troupeau,
Poésie Gallimard,2021 p.57,75
Je termine cette lettre dans le calme dominical de l’appartement. R . est parti sur sa bicyclette. La pointe de chaleur d’hier s’est calmée et je sens l’air depuis les baies ouvertes. J’aime ce coin d’écriture environné de « signes » familiers, de photos, de souvenirs et de livres amis. Il est toujours encombré et là aussi je m’oblige à l’élaguer quand les piles tombent. Les livres présents sont liés à l’écriture en cours. Il y a aussi ceux que j’appelle les « livres sentinelles » et beaucoup de carnets pour des notes brouillonnes ou des informations que je ne dois pas éloigner. Je ne peux pas écrire dans ma bibliothèque, l’ancienne chambre d’enfant, car elle est trop encombrée et attend d’être décongestionnée. Je n’imagine pas mettre des livres ou des archives dans une cave ou un garage. Le grenier avec ses murs de pierres nues, ses étagères de fortune, est le destinataire le plus adéquat. J’ai toujours aimé et craint l’ambiance des greniers. Un ami psy le surnommait « sur-moi » grand-parental, il n’y a pas de hasard. Je t’expliquerai cela à l’occasion, il faudrait que je lui demande son texte.
Je te quitte pour peu de temps, même assise ou dans ton jardin à semis de fleurs, tu te promènes dans ma tête. Je rajouterai des liens d'ici mercredi. Mais tu as déjà beaucoup à faire.
A te lire.
Mth